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Dilemme
Samedi, dans le Tgv.
Je suis tout à fait plongé dans American Gods, de Neil Gaiman, lorsque j'aperçois, dans le rang de fauteuils séparé de nous par le couloir dur wagon, un type endormi. J'hausse les sourcils, les yeux grands ouverts : je me retrouve perplexe. J'entends soudain un "pouf", puis deux hallucinations bizarres apparaissent à mes côtés : des petits moi. L'un, tout nu et tout rouge, porte un trident et deux cornes, tandis que l'autre, tout bleu, porte une robe et un aura autour de la tête. Les deux personnages issus de mon imagination ont des petites corps et une grosse tête, MA tête. Le diablotin met en évidence :
" D'accord, tu es côté couloir, et, en plus, tu as un voisin à côté de toi... Mais regarde ta chance : il ne te bouche pas la vue pour dessiner ce jeune homme !"
Le petit ange déclare quant à lui, d'un air fayot :
"Tu ne devrais pas faire ça !! Tu dois lire American Gods le plus vite possible, si tu veux pouvoir passer au recueil de nouvelles de Lampedusa ! Sans compter les cinq leçons de Freud... Je te rappelle que tu es sensé les lire le plus vite possible pour tes cours !!"
" Ah, oui, c'est vrai..." remarqué-je en fronçant les sourcils.
" D'ailleurs, je persiste et signe," continue l'angelot, "car tu as promis toi-même que tu consacrerais ce voyage à la lecture d'American Gods, en profitant de ta place couloir, qui n'est jamais une bonne place pour dessiner autour de soi..."
" Mais, justement !!" reprend le diablotin : "tu as promis que tu lirais, car tu pensais que ton champ de vision ne te permettrait pas de dessiner, et encore moins discrètement ! Or, regarde-moi cette aubaine !! Non seulement, de ta place couloir, tu peux dessiner quelqu'un, mais en plus, rarement tu as eu de si bons modèles !! Ce type dort, bon sang, il dort ! Bon, tu as déjà dessiné des modèles endormis, mais justement, remarque que ce sont les meilleurs modèles ! Et, vois la distance que tu as, de ce modèle potentiel : il est tout de même relativement près, de sorte qu'il n'est pas difficile à observer pour tes yeux ! Enfin, mince ! Regarde-moi ce visage, ces plis du tee-shirt, ces mains croisées sur le ventre... Et vise-moi l'éclairage ! Comment, mais comment peux-tu seulement songer, à ne pas saisir cette occasion ?! Faut-il être fou, je vois le demande !!"
" Mais, enfin, il n'est pas question qu'il lâche American Gods !" objecte l'angelot, dont le teint prend un méchant tour vermeil. Il est en plein dedans, il doit le lire, et il s'était promis de ne pas le quitter !
" Mais il n'avait pas en tête qu'il pourrait avoir un si bon modèle, endormi !!" s'égosille le diablotin : il semble vouloir étrangler l'angelot.
" Rhâh, mais il a pris une décision, qu'il s'y tienne !!" rugit ce dernier.
" MAIS JUSTEMENT, ENFIN, IL N'Y A QUE LES CONS QUI NE CHANGENT PAS D'AVIS !!!" vocifère le diablotin, hors-de-lui.
" Mais... C'est pour sa scolarité... Il faut qu'il ait le temps de lire Lampedusa, après... Il faut qu'il gagne du temps..."
" Et alors ?! Il ne doit pas apprendre à dessiner, aussi ?! Tu crois que je suis vraiment un diablotin ?! Tu crois que je ne suis pas de bon conseil, moi non plus ?!" Puis, me prenant à parti, il me dit avec moins de violence : "Chaque croquis n'est-il pas essentiel ?... Est-ce que apprendre à dessiner correctement, ce n'est pas faire du dessin d'observation dès qu'on peut ? Est-ce que les grands dessinateurs ne sont pas tout le temps et partout avec un crayon et un carnet, et d'ailleurs, ne le prônent-ils pas ?! Ou bien, te sens-tu assez doué pour outre-passer ces conseils ? Tu penses que tu peux tout dessiner, et que tu n'as rien à faire de l'art du croquis ?!"
" Mais j'ai jamais pensé une chose pareille !!" m'exclamé-je, choqué qu'on puisse penser une telle chose sur mon compte, car, non, l'art du croquis est définitivement un de mes centres d'intérêt, et c'est ce que je lui dis.
Et, à ce moment-là, dans deux "pof" simultanés, l'angelot devient diablotin, alors que le diablotin devient angelot. Chacun regarde son nouveau corps : tandis que l'ancien angelot blémit, l'ancien diablotin, lui, sourit jusqu'aux oreilles.
" Bon, alors, tu le dessines, oui ou non ?!" me demande le nouvel ange.
Je soupire. Tout en regardant mon modèle potentiel, le livre toujours entre les mains, j'essaie de leur expliquer, à l'un comme à l'autre :
" Le problème, c'est que je suis en face d'un authentique dilemme. Mon alternative contient deux solutions, à la fois bonnes et mauvaises. Si je fais l'un, je sacrifie l'autre; mais si je fais l'autre, je sacrifie l'un... Or, l'un comme l'autre m'est bénéfique, presque nécessaire !! En choisissant, je me passe forcément de quelque-chose qui m'est pourtant vraiment important... Et pourtant, je n'ai pas le choix : il faut choisir !!"
Mes deux petits moi, à mes côtés, se regardent l'un l'autre, perplexes. Ils semblent reconnaître leurs importances respectives. Soudain, ils deviennent, dans un "pof" chacun mi-diablotin, mi-angelot, se retrouvant avec un corps bleu du côté gauche, rouge du côté droit. C'est à ce moment-là que j'entends, devant, un "tchak" que je reconnais : le contrôleur composte les billets. Alors que les "tchak !" du poinçon et les "merccccci !" du contrôleur s'alternent, je contemple, turlupiné, le jeune endormi non loin.
Les deux mi-ange mi-démon continuent de débattre :
" Tu vois ! Même s'il commence à le dessiner, il n'aura jamais le temps de le faire en entier !"
" Meuuuh non, n'importe quoi ! Mon petit flo il est fortiche, il va le faire vite fait avant l'arrivée du contrôleur !"
Là, c'est moi qui riposte :
" Hey ! Tu me crois si capable ? J'apprends, moi, jsuis pas un as !! "
" Mais ! Qu'est-ce que tu racontes ! Tu vois pas qu'il est lent, ce contrôleur ? Regarde, cette personne qui l'a arrêté dans son élan : je sais pas ce qu'on lui a demandé, mais il discute... Et il est encore loin ! Et puis attend, un modèle endormi, au visage de trois-quart... C'est pas ça qui va être dur ! T'en as pourquoi, cinq minutes ?!"
" Quoi ?!" m'exclamé-je. "J'en ai bien pour dix minutes, voire un bon quart d'heure ! Qui c'est, peut-être même plus d'ailleurs, le temps s'accélère tellement quand on fait du dessin d'après nature..."
"Attends, t'es vraiment si lent ?!"
Je fais comme si la bestiole double-face qui vient de parler ne m'avait rien dit, et prends mon billet Tgv, tout comme mon voisin.
" Tu as le temps de le faire... Tu as le temps..." murmure le même trublion, regardant tristement le potentiel modèle.
Le contrôleur, bientôt, s'arrête dans son parcours juste au feuteuil devant le mien : apparement, il y a Un problème, voire une amende.
Le billet à la main, j'attends.
"T'as pas le temps..." murmure celui qui n'a pas parlé depuis tout-à-l'heure.
" T'as le temps..." murmure le premier à avoir été diablotin. "Je dirais même plus : une fois réveillé, il ne se rendormira pas forcément !!"
Je fais mine de ne pas entendre. Le contrôleur poinçonne mon billet, celui de mon voisin, temps pendant lequel le jeune endormi se réveille, prend son billet : rapidement, il l'a poinçonné, le rengaine, ne se rendort pas. Ne se rendort pas. Bouge, même.
Je l'observe encore un peu. Il n'a pas l'air de compter refermer les yeux. Je reprends American Gods avec un petit soupir. L'une de mes deux créatures prend alors un air de triomphe, l'autre est dépitée.
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